Les monologues du félin

L'autre

Il ne sent pas vraiment bon. Quand il ouvre la gueule, c’est pire. Parfois, il bave. Quand il mange, il fait un bruit phénoménal. Quelque chose entre la crise d’asthme et la crise de foie. Il dort. Beaucoup. Et je ne parle pas de la moyenne journalière de 16 h d’un chat lambda. Quand il ouvre les yeux, c’est avant tout pour manger. De la pâtée surtout, mais aussi des croquettes. Ce qui ne l’empêche pas de traîner entre les chevilles de la bipède dès qu’elle met un pied dans la cuisine pour réclamer davantage. Ça la rend folle. Elle le pousse doucement, lui dit d’arrêter, mais rien n’y fait. Je crois qu’il est sourd. Ou têtu. Ou peut-être les deux. Puis, pour avoir la paix, elle finit par céder. Un petit bout de saumon fumé. Moi, je préfère la laitue et la ciboulette. Il y a fort à parier que, dans ma vie précédente, j’étais un herbivore.

 

Tous les jours, la bipède lui fourre des trucs dans la gueule. Vu la réaction de mon congénère, ça a l’air assez ignoble. Mais elle lui répète que c’est pour son bien. J’espère qu’elle ne fera jamais rien pour mon bien si c’est pour me forcer à avaler des cochonneries.

 

Il est maigre comme une anguille. Ça rend ses yeux beaucoup trop grands pour sa tête. Il semble croisé avec un hibou. À bien y penser, il fait un peu le même genre de bruit quand il se jette sur la pâtée. Quand il réclame, par contre, on dirait le son d’une craie sur un vieux tableau. Ça perturbe ma fragile audition. Et des fois, il miaule comme ça, pour rien. Personne ne comprend pourquoi. Alors, dans le doute, on nous change notre eau, on nous remet de la pâtée et il a le droit à quelques câlins. Parfois, je pense qu’il ne sait même pas pourquoi il crie.

 

Il ne joue pas. J’ai eu beau essayer de le stimuler, ça se solde par des crachats courroucés. Et je n’y suis pas allée avec le dos de la croquette. Mais rien à faire. Ses jeunes années sont loin derrière lui. Heureusement que les bipèdes m’égayent un peu. Entre deux siestes, j’aurais pu dramatiquement tombée dans l’ennui.

 

De temps en temps, il part avec la bipède dans l’horrible boite. J’en ai la chair de poule à chaque fois. Où vont-ils ? Quand il revient, il a une drôle d’odeur et il lui manque des poils à la patte. Mais tout recommence comme si ça n’était jamais arrivé.

 

Fréquemment, j’ai peur quand je le trouve là, allongé sous le radiateur de la cuisine. Et s’il ne se réveillait jamais ? Alors, de temps en temps, je vérifie, histoire d’alerter un bipède si d’aventure ça se corsait. Ça me rend triste.

 

Il vomit souvent et toujours dans des endroits où il ne devrait pas. Je crois qu’il lui arrive de se prendre pour la grande faucheuse. Je suis étonnée qu’aucun bipède n’ait encore dévalé l’escalier en glissant dans une flaque de vomi.

 

Régulièrement, quand il entre dans une pièce, il s’arrête et il regarde partout. Comme si d’un coup il ne reconnaissait plus rien. Quelle infamie ! Moi qui ai des palpitations quand la bipède ose changer de housse de couette, alors être perdu dans sa propre maison.

 

Je lui laisse toujours la priorité sur la nourriture. Je ne sais pas pourquoi. Je crois que c’est mon instinct qui me dit de le faire. Et même s’il râle, je viens me frotter contre lui tous les jours.

 

Parce que je me souviens quand je suis arrivée ici, toute petite. Bien que mon adoration pour la bipède ait été immédiate, j’avais un peu peur. Il a craché quand je m’approchais trop près. Il m’a mordu le cuisseau quand j’étais trop téméraire. Mais surtout, il se plaçait toujours entre moi et le chien, pour me protéger. Ça a fasciné les bipèdes. Apparemment, dans sa prime jeunesse, personne n’aurait pu envisager cet altruisme. Finalement, le chien est sympa, enfin avec nous. Parce que si un autre chat passe dans le jardin, gare à ses coussinets.

 

Dernièrement, il est parti dans la boite et n’est pas entré de la nuit. J’ai mal dormi. Et j’ai senti l’inquiétude pulser dans le regard des bipèdes. Je l’ai imaginé tout seul quelque part, et ça m’a fendu le cœur. Mais finalement, il est rentré le lendemain, comme si de rien n’était une fois encore, avec toujours ces odeurs étranges. La bipède a essayé de mettre en place un nouveau stratagème en s’efforçant de lui faire avaler un truc rond. J’ai cru qu’elle allait finir borgne. Elle a renoncé. Tous les soirs maintenant, elle passe du temps pour écraser cette chose et le mélanger à de l’eau pour lui donner comme les autres remèdes. Il n’est pas très content, mais il ne dit trop rien.

 

Je ne suis pas dupe. Je sais que l’inévitable arrivera tôt ou tard. Nous sentons ces choses-là. Et quand bien même il a l’air de ne pas servir à grand-chose, à part hurler et prétendre au record du monde du nombre de siestes quotidiennes, il va me manquer. Un jour, je serai vieille moi aussi et un plus jeune chat me tiendra compagnie. Alors, même si je ne suis pas trop patiente, j’essaierai d’être digne d’une ancienne. Et de lui apprendre les meilleurs endroits pour dormir, les pâtées qu’il faut bouder, les meilleurs coins du canapé à griffer, et je me mettrai entre lui et le chien au cas où.

 

Oh, c’est l’heure de la pâtée, j’entends déjà ses petits couinements de contentement. J’espère les entendre encore très longtemps…

 

 

Le réveil

 

J’ai faim. J’ai tout le temps faim. C’est ma nature.

 

Le jour se lève, j’entends les premiers oiseaux chanter. Ça creuse mon appétit. Et mon dernier repas remonte à plus de cinq heures. Autant vous dire qu’après tant de privations, ça devient intenable.

 

La bipède en cheffe respire profondément. Parti comme ça, j’en ai encore pour trois heures MINIMUM. Il faut que j’agisse. Que se passe-t-il après tout ce temps ? Peut-être que je pourrais mourir ? Huit heures sans manger ? Cela me paraît insurmontable et dangereux. À vrai dire, je n’ai jamais jeûné aussi longuement.

 

Il en va de ma survie, activons le plan A : le bruit. Technique validée et approuvée par des générations de félins domestiques. En espérant qu’elle ait omis ses bouchons d’oreilles hier soir.

J’ai deux possibilités. La première : trouver un jouet à grelot, mais cela suppose de le chercher dans l’obscurité, et bien que notre réputation de nyctalopes nous précède, ce n’est pas non plus une mince affaire d’évoluer à tâtons dans le noir. Je mens… c’est ma nature aussi. Il est cinq heures du matin et je n’ai pas le courage de m’activer aux aurores, encore moins pour quelque chose qui me revient de droit. En d’autres termes, j’ai la flemme.

 

Seconde option : taquiner mon vieux compère félin et aigri, de préférence jusqu’à ce qu’il crache d’agacement et dévale l’escalier, afin d’alerter le chien qui se mettra à aboyer. En partant du principe que c’est toujours la faute du chien, cela devrait être suffisant pour extirper la bipède en charge des vivres de son lourd sommeil ronflant, tout en détournant la responsabilité de son réveil prématuré.

 

J’attaque à pleines dents le cuisseau de mon colocataire, et me prends une baffe toutes griffes sorties en pleine tête ! Puis, comme si rien ne s’était passé, il se remet à dormir. Il semble plus dangereux au repos qu’éveillé. C’est étrange. Assez pour me faire perdre confiance dans ce plan. Courageuse, mais pas téméraire.

 

Quelle infamie, je vais encore devoir avoir recours à l’affection pour obtenir pitance. Et ça demande beaucoup plus de précision et de finesse. Voyez vous, le but est que votre bipède ne se rende pas compte que vous êtes la cause de sa nuit écourtée, mais que, de surcroît, il se sente tellement aimé et privilégié, qu’il vous offre naturellement en retour l’objet de sa gratitude : un sachet de pâtée. L’égo sonnera la fin des bipèdes. Il suffit de les flatter dans le sens du poil pour obtenir à peu près n’importe quoi.

 

C’est parti ! Je lance la ronronnade, grimpe sur le lit. Je commence par m’approcher doucement de sa tête afin qu’elle entende tout mon amour félin. Ahhhhh, je mens encore. Entre nous, je l’aime beaucoup. Elle sent bon, elle est gentille, et, quand elle boit un thé, elle met l’emballage du sachet en boule et me l’envoie pour jouer. Mais ne le dites à personne.

 

Je me glisse le long de son corps en pattochant la couverture.

 

Mais elle continue de dormir profondément la bougresse ! Trêve de délicatesse, je pose mes coussinets en plein sur sa bouche ! Elle tourne la tête…. Allez, ma truffe sur son nez devrait achever le processus.

 

Bingo ! Sa main se pose sur ma tête et me gratouille ! C’est un signe ultime, dans moins de cinq minutes, je pourrais ENFIN me sustenter ! Ce n’est pas aujourd’hui que la grande faucheuse viendra me chercher !

 

Aujourd’hui, j’ai réveillé ma bipède préférée… et je recommencerai demain !

 

 

© 2025 Vanessa Covos Autrice

 

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