Les monologues du félin

L'adieu
Le premier jour, quand tu es parti dans la grosse boite, et que la bipède est rentrée sans toi, je ne me suis pas inquiétée. Ce n’était pas la première fois que tu t’absentais pour la nuit. Le lendemain, tu revenais toujours.
Mais tu n’es pas revenu. J’ai commencé à t’attendre. Après tout, peut-être que quelques nuits, ce n’était pas bien grave. Les bipèdes, du moins les nôtres, savent ce qu’ils font la majorité du temps. Sauf quand ils nous parlent comme si on était des abrutis avec une voix nasillarde. Personne n’est parfait.
Mais les jours ont filé et rien n’a changé. Enfin, si. Une chape de tristesse s’est abattue sur les bipèdes. Et je refusais toujours de voir l’évidence.
Je dois reconnaître que tu n’étais plus bien vaillant mon ami, tu étais à peine plus lourd qu’une grosse souris. Tu mangeais comme dix, mais tu dormais beaucoup. Dormir beaucoup pour un chat, c’est vraiment beaucoup, beaucoup.
Je n’avais pas compris à mon arrivée ici, quatre ans plus tôt, l’âge que tu avais déjà. Pour moi, tu étais un râleur inoffensif au grand cœur, presque aussi éternel que les bipèdes. J’aurais dû avoir des soupçons quand, m’essayant à quelques cabrioles avec toi, tu feulais d’indignation.
J’ai d’abord boudé la pâtée. Parce que je te laissais sans exception la priorité. J’étais prête à tout sacrifier pour te voir encore galoper dans l’escalier. Mais toujours rien. C’est le chien qui l’a mangée.
N’y tenant plus, j’ai tenté le tout pour le tout. Je me suis postée dans l’escalier et j’ai réclamé avec véhémence une autre tournée de pâtée. La bipède est arrivée, bien heureuse de me voir réclamer de nouveau à manger. Elle a ouvert le sachet et j’ai regardé partout, en haut, en bas. En réponse, que du vide. Il n’y avait qu’une chose capable de retenir l’élan de ton estomac. C’est là que je suis devenue triste.
J’ai perdu davantage l’appétit. J’ai fait vœu de silence.
Les bipèdes ont alors pris une décision sidérante. Comme je disais plus tôt, ils sont de bonne volonté, mais n’y comprennent pas grand-chose à la psychologie féline. Les voilà donc de retour avec la grosse boite. Dedans, un minuscule tas de poils clairs avec deux énormes billes bleues à la place des yeux. Un instant, j’ai cru avoir la berlue. Pour pallier au moral dégradé du foyer, me voilà avec un chaton sur les coussinets.
J’ai craché deux ou trois fois pour la forme. Elle était tellement minuscule que, même si j’avais voulu la détester, je n’y serais pas arrivée. Puis, par un étrange hasard, elle portait sur elle les odeurs de mon enfance. Mes souvenirs sont flous, cela fait si longtemps. Mais ce fut une raison supplémentaire d’accepter sa joviale et dynamique présence. Parce que de l’énergie, elle en dépense en une journée plus je n’en dépenserai sûrement dans ma vie.
Elle n’a pourtant pas réussi à éloigner ce sentiment désagréable qui me stressait les moustaches. Un mélange de manque, d’incompréhension, de colère et de mélancolie. L’acidité brûlait mes entrailles. La faim s’était fait la malle avec toi. Et il n’y avait que sous le lit de la bipède, dans le noir, sur ses vêtements propres, que j’ai trouvé un peu de calme intérieur. J’ai été surprise qu’elle ne dise rien. Peut-être que tu lui manquais à elle aussi.
Ma voix s’est éteinte. Tu sais la pipelette que je suis d’ordinaire, et là, ma gorge avait choisi le silence.
Maladresse de bipède une fois encore, devant mon apathie, c’est moi qui me suis retrouvée dans la grosse boite. Tu sais comme je l’ai en horreur. Mais tu serais fier de moi. J’ai contenu ma vessie cette fois, aux grandes félicitations de la bipède. J’avoue, et ça me coûte de le dire, que la docteur des chats était sympathique. Mais je fus bien heureuse de repartir vite.
C’est au retour que la bipède m’a capturée en sournoise pour me fourrer un truc immonde dans le museau. « C’est pour ton bien ». C’est ça oui… Coïncidence totale, je me suis sentie un peu mieux, mes nausées ont disparu et mon ventre a arrêté de protester.
J’ai achevé ma phase de déni.
Tu es mort, et, quand j’y pense j’ai encore envie de me rouler en boule sous le lit. Je n’ai pas compris tout ce que la bipède m’a raconté. Ça ressemblait à des encouragements. Il y avait plein d’amour dans sa bouche. Elle a refusé d’abandonner. Elle me répétait ces choses en boucle jusqu’à ce que je comprenne quelque chose.
Les semaines se sont écoulées. La petite boule de poils a doublé de volume, même si elle reste une petite boule de poils particulièrement menue. Les bipèdes m’ont couvert de mots doux et d’affection. La faim est revenue. Et une nuit, je me suis autorisée à me coller comme autrefois contre la bipède pour dormir. La vie continuait. J’avais le choix de continuer avec elle ou d’aller te rejoindre.
Mes cordes vocales ont repris du service, mes commentaires incessants aussi ainsi que ma passion dévorante pour la ciboulette fraîche et la salade verte.
J’ai l’impression d’avoir un peu traversé les limbes avec toi. Ne m’en veux pas si j’ai fait demi-tour. J’espère que ta destination est pleine de douceur et de dés de saumon.
N’oublie pas qu’on a sept vies. Alors peut-être que, si le sort nous est favorable, nous partagerons de nouveau un jour quelques plaids et croquettes. C’est tout ce que je souhaite.
Je m’en vais prendre ta place de doyen. J’ai un chaton en formation. Et j’espère être autant à la hauteur que tu l’as été pour moi.
Je pourrais te dire adieu, mais je vais choisir, dans un dernier élan d’espoir karmique, de te dire à bientôt…

L'autre
Il ne sent pas vraiment bon. Quand il ouvre la gueule, c’est pire. Parfois, il bave. Quand il mange, il fait un bruit phénoménal. Quelque chose entre la crise d’asthme et la crise de foie. Il dort. Beaucoup. Et je ne parle pas de la moyenne journalière de 16 h d’un chat lambda. Quand il ouvre les yeux, c’est avant tout pour manger. De la pâtée surtout, mais aussi des croquettes. Ce qui ne l’empêche pas de traîner entre les chevilles de la bipède dès qu’elle met un pied dans la cuisine pour réclamer davantage. Ça la rend folle. Elle le pousse doucement, lui dit d’arrêter, mais rien n’y fait. Je crois qu’il est sourd. Ou têtu. Ou peut-être les deux. Puis, pour avoir la paix, elle finit par céder. Un petit bout de saumon fumé. Moi, je préfère la laitue et la ciboulette. Il y a fort à parier que, dans ma vie précédente, j’étais un herbivore.
Tous les jours, la bipède lui fourre des trucs dans la gueule. Vu la réaction de mon congénère, ça a l’air assez ignoble. Mais elle lui répète que c’est pour son bien. J’espère qu’elle ne fera jamais rien pour mon bien si c’est pour me forcer à avaler des cochonneries.
Il est maigre comme une anguille. Ça rend ses yeux beaucoup trop grands pour sa tête. Il semble croisé avec un hibou. À bien y penser, il fait un peu le même genre de bruit quand il se jette sur la pâtée. Quand il réclame, par contre, on dirait le son d’une craie sur un vieux tableau. Ça perturbe ma fragile audition. Et des fois, il miaule comme ça, pour rien. Personne ne comprend pourquoi. Alors, dans le doute, on nous change notre eau, on nous remet de la pâtée et il a le droit à quelques câlins. Parfois, je pense qu’il ne sait même pas pourquoi il crie.
Il ne joue pas. J’ai eu beau essayer de le stimuler, ça se solde par des crachats courroucés. Et je n’y suis pas allée avec le dos de la croquette. Mais rien à faire. Ses jeunes années sont loin derrière lui. Heureusement que les bipèdes m’égayent un peu. Entre deux siestes, j’aurais pu dramatiquement tombée dans l’ennui.
De temps en temps, il part avec la bipède dans l’horrible boite. J’en ai la chair de poule à chaque fois. Où vont-ils ? Quand il revient, il a une drôle d’odeur et il lui manque des poils à la patte. Mais tout recommence comme si ça n’était jamais arrivé.
Fréquemment, j’ai peur quand je le trouve là, allongé sous le radiateur de la cuisine. Et s’il ne se réveillait jamais ? Alors, de temps en temps, je vérifie, histoire d’alerter un bipède si d’aventure ça se corsait. Ça me rend triste.
Il vomit souvent et toujours dans des endroits où il ne devrait pas. Je crois qu’il lui arrive de se prendre pour la grande faucheuse. Je suis étonnée qu’aucun bipède n’ait encore dévalé l’escalier en glissant dans une flaque de vomi.
Régulièrement, quand il entre dans une pièce, il s’arrête et il regarde partout. Comme si d’un coup il ne reconnaissait plus rien. Quelle infamie ! Moi qui ai des palpitations quand la bipède ose changer de housse de couette, alors être perdu dans sa propre maison.
Je lui laisse toujours la priorité sur la nourriture. Je ne sais pas pourquoi. Je crois que c’est mon instinct qui me dit de le faire. Et même s’il râle, je viens me frotter contre lui tous les jours.
Parce que je me souviens quand je suis arrivée ici, toute petite. Bien que mon adoration pour la bipède ait été immédiate, j’avais un peu peur. Il a craché quand je m’approchais trop près. Il m’a mordu le cuisseau quand j’étais trop téméraire. Mais surtout, il se plaçait toujours entre moi et le chien, pour me protéger. Ça a fasciné les bipèdes. Apparemment, dans sa prime jeunesse, personne n’aurait pu envisager cet altruisme. Finalement, le chien est sympa, enfin avec nous. Parce que si un autre chat passe dans le jardin, gare à ses coussinets.
Dernièrement, il est parti dans la boite et n’est pas entré de la nuit. J’ai mal dormi. Et j’ai senti l’inquiétude pulser dans le regard des bipèdes. Je l’ai imaginé tout seul quelque part, et ça m’a fendu le cœur. Mais finalement, il est rentré le lendemain, comme si de rien n’était une fois encore, avec toujours ces odeurs étranges. La bipède a essayé de mettre en place un nouveau stratagème en s’efforçant de lui faire avaler un truc rond. J’ai cru qu’elle allait finir borgne. Elle a renoncé. Tous les soirs maintenant, elle passe du temps pour écraser cette chose et le mélanger à de l’eau pour lui donner comme les autres remèdes. Il n’est pas très content, mais il ne dit trop rien.
Je ne suis pas dupe. Je sais que l’inévitable arrivera tôt ou tard. Nous sentons ces choses-là. Et quand bien même il a l’air de ne pas servir à grand-chose, à part hurler et prétendre au record du monde du nombre de siestes quotidiennes, il va me manquer. Un jour, je serai vieille moi aussi et un plus jeune chat me tiendra compagnie. Alors, même si je ne suis pas trop patiente, j’essaierai d’être digne d’une ancienne. Et de lui apprendre les meilleurs endroits pour dormir, les pâtées qu’il faut bouder, les meilleurs coins du canapé à griffer, et je me mettrai entre lui et le chien au cas où.
Oh, c’est l’heure de la pâtée, j’entends déjà ses petits couinements de contentement. J’espère les entendre encore très longtemps…

Le réveil
J’ai faim. J’ai tout le temps faim. C’est ma nature.
Le jour se lève, j’entends les premiers oiseaux chanter. Ça creuse mon appétit. Et mon dernier repas remonte à plus de cinq heures. Autant vous dire qu’après tant de privations, ça devient intenable.
La bipède en cheffe respire profondément. Parti comme ça, j’en ai encore pour trois heures MINIMUM. Il faut que j’agisse. Que se passe-t-il après tout ce temps ? Peut-être que je pourrais mourir ? Huit heures sans manger ? Cela me paraît insurmontable et dangereux. À vrai dire, je n’ai jamais jeûné aussi longuement.
Il en va de ma survie, activons le plan A : le bruit. Technique validée et approuvée par des générations de félins domestiques. En espérant qu’elle ait omis ses bouchons d’oreilles hier soir.
J’ai deux possibilités. La première : trouver un jouet à grelot, mais cela suppose de le chercher dans l’obscurité, et bien que notre réputation de nyctalopes nous précède, ce n’est pas non plus une mince affaire d’évoluer à tâtons dans le noir. Je mens… c’est ma nature aussi. Il est cinq heures du matin et je n’ai pas le courage de m’activer aux aurores, encore moins pour quelque chose qui me revient de droit. En d’autres termes, j’ai la flemme.
Seconde option : taquiner mon vieux compère félin et aigri, de préférence jusqu’à ce qu’il crache d’agacement et dévale l’escalier, afin d’alerter le chien qui se mettra à aboyer. En partant du principe que c’est toujours la faute du chien, cela devrait être suffisant pour extirper la bipède en charge des vivres de son lourd sommeil ronflant, tout en détournant la responsabilité de son réveil prématuré.
J’attaque à pleines dents le cuisseau de mon colocataire, et me prends une baffe toutes griffes sorties en pleine tête ! Puis, comme si rien ne s’était passé, il se remet à dormir. Il semble plus dangereux au repos qu’éveillé. C’est étrange. Assez pour me faire perdre confiance dans ce plan. Courageuse, mais pas téméraire.
Quelle infamie, je vais encore devoir avoir recours à l’affection pour obtenir pitance. Et ça demande beaucoup plus de précision et de finesse. Voyez vous, le but est que votre bipède ne se rende pas compte que vous êtes la cause de sa nuit écourtée, mais que, de surcroît, il se sente tellement aimé et privilégié, qu’il vous offre naturellement en retour l’objet de sa gratitude : un sachet de pâtée. L’égo sonnera la fin des bipèdes. Il suffit de les flatter dans le sens du poil pour obtenir à peu près n’importe quoi.
C’est parti ! Je lance la ronronnade, grimpe sur le lit. Je commence par m’approcher doucement de sa tête afin qu’elle entende tout mon amour félin. Ahhhhh, je mens encore. Entre nous, je l’aime beaucoup. Elle sent bon, elle est gentille, et, quand elle boit un thé, elle met l’emballage du sachet en boule et me l’envoie pour jouer. Mais ne le dites à personne.
Je me glisse le long de son corps en pattochant la couverture.
Mais elle continue de dormir profondément la bougresse ! Trêve de délicatesse, je pose mes coussinets en plein sur sa bouche ! Elle tourne la tête…. Allez, ma truffe sur son nez devrait achever le processus.
Bingo ! Sa main se pose sur ma tête et me gratouille ! C’est un signe ultime, dans moins de cinq minutes, je pourrais ENFIN me sustenter ! Ce n’est pas aujourd’hui que la grande faucheuse viendra me chercher !
Aujourd’hui, j’ai réveillé ma bipède préférée… et je recommencerai demain !
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