Sous les branches du tilleul

Quand mon premier feuillage pointa vers le ciel le long de mes minces et jeunes branches, tout était différent. Les écoliers trempaient leurs plumes dans des encriers, leurs petites mains tachées par leurs exercices de calligraphie. Les garçons portaient des culottes courtes et les filles des jupes plissées. Je les observais riant dans la cour, encore trop frêle pour abriter leurs jeux. Marelle, billes et osselets rythmaient les récréations des temps anciens. Autour de nous s’étendaient encore la verdure et le chant des oiseaux. L’air n’amenait que des odeurs de fleurs et de fruits. Je n’avais qu’une hâte, grandir dans ce paradis.

 

Bien qu’encore petit et gracile, je fus très vite investi par les créatures de la campagne. Les mulots aimaient se blottir contre mes pieds. Les moineaux étaient assez légers pour ne pas faire ployer mes fins branchages. Un chat venait parfois se frotter à moi. Chaque jour, de nouveaux compagnons découvraient ma présence pour ne jamais oublier de revenir le lendemain.

 

Un matin encore frais de printemps, on planta autour de moi divers ornements. Des primevères aux couleurs chatoyantes, des tulipes au pollen étincelant, et mes amies les plus belles d’entre toutes, les roses qui embaumaient l’air pur des aubes ensoleillées.

 

Quand mon âge permit à ma stature d’ombrager les pavés, on installa un banc tout en fer forgé à mes côtés. Enfin, la vie s’anima sous mes yeux. Jour de gel ou chaleur étouffante, les enfants trouvaient refuge ici. Aventures imaginaires, secrets partagés ou larmes versées. J’étais le spectateur privilégié de ces instants intimes. Ces moments précieux devinrent ma raison d’exister.

 

Les saisons passèrent et les années aussi. Je découvris même le poids de la neige sur mes membres devenus solides. Je vis des enfants arriver, puis d’autres repartir.

 

Les changements vinrent au fur et à mesure. Leurs vêtements devinrent plus colorés et désormais les stylos plumes remplissaient leurs cahiers quadrillés. Les professeurs semblaient un peu moins enclins à la discipline, et les libertés des jeunes esprits n’en furent que plus grandes.

 

Les élèves d’autrefois étaient devenus des adultes à leur tour et redécouvraient les lieux en tenant la main de leurs propres enfants.

 

J’atteignis ma plus haute stature, et je dominais l’espace de toute ma magnificence. Je protégeais du soleil comme de la pluie. J’observais les joies et les peines de ceux qui s’égaraient ici. Parfois même les premiers baisers et des initiales gravées dans mon écorce pour se jurer amour et éternité.

 

Le temps fila, d’année scolaire en année scolaire, et la vie bruissait de toutes ses forces tout autour de moi.

 

Et puis les petites maisons voisines aux toits de tuiles ont été chassées par de grands immeubles ternes et sombres. Des avions se sont mis à strier la voûte azur du ciel. L’air est devenu étouffant. Le vacarme des voitures entêtant.

 

Un jour des hommes tout de noir vêtus sont arrivés. Ils ont arpenté les couloirs de l’école, regardant chaque détail et notant chaque pensée dans de lourds calepins. C’était le début de l’été, un de ceux qui empêche presque de respirer.

 

Je suis resté calme et serein sous la chaleur accablante, espérant déjà qu’arrive l’automne.

 

Mais septembre venu, personne n’ouvrit les portes. Le silence s’installa dans la cour. Les fleurs ont fané. Plus d’histoire à écouter, plus de larmes à sécher.

 

Les saisons sont passées les unes après les autres, me laissant seul et meurtri, n’entendant plus que le souffle du vent et le bruit de la pluie.

 

Je ne sais plus combien de temps s’est écoulé avant que quelqu’un ne vienne de nouveau glisser la vieille clef de cuivre dans la serrure du portail de l’entrée. Une famille le franchit accompagnée d’un homme aux airs sérieux. La bâtisse fut rouverte et visitée de fond en comble. Les enfants couraient déjà sur le pavé me rappelant ces merveilleux sons d’autrefois.

 

L’école devint maison. La cour se mua en jardin. Les animaux revinrent, les fleurs réapparurent. Après être resté enfermé dans un long hiver solitaire, le printemps ressurgissait enfin.

 

Une nouvelle ère s’ouvrait à moi. Celle d’un vieil arbre débordant de souvenirs, de joies et de tristesse, entamant une seconde jeunesse. Celle d’un tilleul presque centenaire dont le seul bonheur était de sentir sous ses feuillages la vie battant son plein.

 

©Vanessa Covos Autrice

 

 

Le Dîner

 

Rose s’installa sur le fauteuil en osier à côté du guéridon. Zeus, son petit teckel à poils longs, se coucha à ses pieds. Elle saisit le répertoire et chercha le numéro de Pierre, son fils aîné, puis enfila ses lunettes et ouvrit la page à la lettre P. Elle tapota sur son téléphone filaire. Elle n’était jamais parvenue à se faire aux modèles modernes. La sonnerie retentit et elle patienta durant huit d’entre elles avant qu’il ne daigne décrocher. Comme d’ordinaire, il répondit d’une voix teintée d’agacement. Rose en avait pris l’habitude. Trois semaines plus tôt, elle lui avait envoyé un colis avec des souvenirs de son séjour au Pays basque avec le club du troisième âge. Jambon de Bayonne, macarons, piments d’Espelette. Cependant, il ne lui avait donné aucune nouvelle depuis.

 

— As-tu reçu mon colis ? lui demanda-t-elle.

 

— Oui, bien sûr, lui confirma Pierre. Pardon maman, j’ai complètement oublié de t’appeler, articula-t-il d’un ton penaud, mais toujours impatient.

 

— Mon chéri, je voulais vous inviter à dîner tous ensemble pour mon anniversaire dans quinze jours ! tenta Rose d’une voix exagérément enthousiaste.

 

— Ah, oui, oui, pourquoi pas ! Le samedi soir ?

 

— Ce serait parfait ! Peux-tu prévenir tout le monde ?

 

— Pas de problème, confirma-t-il de façon distraite. Il faut que je te laisse maman, j’ai un client qui essaye de me joindre ! À dans deux semaines ! Bisous !

 

Elle n’avait pas eu le temps de lui répondre, qu’il avait déjà raccroché.

 

Depuis la mort d’Auguste, son défunt mari, les grandes tablées familiales s’étaient faites de plus en plus rares. Les visites en règle générale. Rose le comprenait très bien. À l’époque où elle-même élevait cinq enfants, pendant que son époux travaillait sans relâche, ils avaient eu souvent la tête sous l’eau. La solitude d’aujourd’hui n’était pas moins pesante pour autant. Cela rendait ce futur dîner encore plus festif. Elle n’avait eu que peu d’occasions de cuisiner pour les autres cette dernière décennie, et cela lui manquait.

 

Dès qu’elle eut raccroché, elle s’empara du calepin à côté du téléphone, et commença à prendre des notes pour établir le menu. Rose était bien résolue à mettre les petits plats dans les grands. Elle se rendit dans le salon, ouvrit l’imposante bibliothèque vitrée et y chercha le livre de recettes françaises traditionnelles. Tout y était classé des hors-d’œuvre aux desserts, et chaque mets était accompagné d’une photographie flatteuse. Le plus difficile était de trancher entre toutes ces merveilles, bien qu’elle ne doutait pas de ses capacités de cuisinière aguerrie. Les choix furent faits. Amuse-bouches et verrines pour l’apéritif. Coquilles Saint-Jacques à la bretonne en entrée. La fameuse blanquette de veau en plat principal, une valeur sûre. Un plateau de fromages traditionnels au lait cru. Et pour le dessert, celui dont elle raffolait et qu’elle maîtrisait le mieux, une forêt noire. Elle lista tous les ingrédients nécessaires. Pour les vins, Auguste avait laissé une jolie cave dont les breuvages conviendraient à la perfection.

 

La veille du grand jour, elle s’équipa de son petit caddie à roulettes à motifs écossais, et partie en quête des denrées indispensables. Elle passa tout d’abord chez le boucher chercher de belles pièces de viande. Puis chez le fromager, qui lui suggéra Saint-Félicien, crottin de Chavignol, Brie et Roquefort. Elle y acheta aussi la crème fraîche épaisse pour la blanquette. Pour le reste, elle fit ses emplettes à l’épicerie, et irait le lendemain matin récupérer le pain tout juste sorti du fournil. Quand elle eut enfin terminé, elle retourna chez elle, et trouva deux de ses jeunes voisins en train de discuter devant la porte d’entrée.

 

— Bonjour Rose ! Vous avez besoin d’un coup de main ? s’enquit l’un d’eux.

 

Elle accepta volontiers. Elle était très appréciée dans le vieil immeuble Haussmannien pour sa gentillesse sans faille.

 

— Demain, j’accueille toute ma famille pour mon anniversaire ! précisa-t-elle pendant qu’ils grimpaient au troisième étage. J’ai beaucoup de travail, mais je suis tellement heureuse !

 

Une courte nuit vint à peine entrecouper la journée suivante. Laver, éplucher, émincer, rissoler, laisser reposer, fouetter, badigeonner, dresser, décorer. Cette cadence la rappela à son grand âge, tout comme sa hanche et ses genoux. Mais elle accomplit cette tâche avec brio. La table, drapée d’une nappe immaculée parfaitement repassée, scintillait sous les verres en cristal et les couverts en argent. Elle avait mis sa plus belle robe et avait osé un trait de maquillage. À 18 h tapantes, elle était sur le guet.

 

Mais à 19 h, il n’y avait toujours personne. Pas plus qu’à 20 h. Elle était assise là, à scruter la vieille horloge comtoise qui égrenait ces minutes interminables. 21 h. Personne ne viendrait… Elle n’avait pas le cœur à téléphoner pour entendre leurs justifications.

 

Zeus se rappela à ses besoins primaires. Elle décida qu’une balade lui ferait du bien.

 

Elle enfila son manteau et attacha Zeus à sa laisse. Elle sortit de l’appartement et tomba nez à nez avec les deux jeunes hommes de la veille. L’échange fut bref. L’un d’entre eux lança innocemment :

 

— Alors, vous avez passé une bonne soirée d’anniversaire ?

 

— Ils ne sont pas venus, répondit-elle laconiquement en s’enfonçant dans la nuit.

 

La tristesse avait posé une chape de mélancolie sur ses épaules déjà voûtées. Elle marcha, lasse de constater que l’amour que l’on donne n’est pas toujours égal à celui qu’on reçoit. Elle s’autoriserait un verre de Calva en rentrant et irait dormir pour essayer d’oublier tout cela.

 

Quelle surprise quand elle revint et qu’elle trouva ses deux voisins, élégamment habillés, chacun un bouquet à la main, probablement composés sur le rond-point du bout de la rue.

 

— Joyeux anniversaire, Rose ! entonnèrent-ils à l’unisson.

 

Une larme coula le long de la joue vallonnée de la vieille dame. Elle les convia à entrer et ils partagèrent le dîner d’anniversaire qu’elle méritait tant, entourée de rires et de jeunesse, savourant la douceur de l’inattendu. Dans la nuit, le visage apaisé, Rose s’éteignit dans son sommeil, vide de regrets et l’estomac aussi rempli que son cœur.

 

©Vanessa Covos Autrice

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