Quand nos rêves savent nous trouver...

On ne le dit pas assez, mais les rêves sont sournois. Ils souffrent d’une indépendance chronique et prennent rarement les chemins qu’on leur indique. Ils se galvanisent de notre volonté, mais priorise toujours la leur. On les regarde alors derrière un écran de fumée, si tant est qu’on arrive à les discerner.
Puis, un jour, on est surpris de les voir là, sous nos yeux, à leurs conditions. Ils n’ont ni la forme ni l’allure que l’on avait imaginées, et pourtant leur présence est indiscutable.
Cela m’a frappée il y a peu. Le brouillard des dernières décennies était tellement épais, les épreuves refusaient de partager le devant de la scène et moi j’avais accepté cette progressive cécité. Ce qui m’étonne, c’est de constater que, malgré moi, mes rêves ont peut-être conspiré avec l’univers pour que j’atteigne certains objectifs.
Encore une fois, il faut se retourner vers l’enfant qu’on était pour rouvrir grand les yeux. Que voulait-il ?
Je crois que d’instinct, on discerne d’abord ce qu’il ne souhaitait pas du tout. Et qu’à l’âge adulte, cela nous revient en plein visage. Il n’y a pas plus lourd à porter que de se décevoir soi-même. La plupart d’entre nous chassent ça d’un revers de main. La parole de notre enfant intérieur n’a que le poids des élucubrations immatures. De la légèreté et de la crédulité. Puis on hausse les épaules en se disant que, de toute façon, c’est trop tard. On muselle la jeune version de soi-même et on la jette dans la mare de nos désillusions.
Je n’ai jamais réussi à me débarrasser de mon enfant intérieur. Il a toujours été là, tapi dans l’ombre, à bondir à des instants impromptus, la plupart du temps créatifs et récréatifs. Même dans les moments les plus sombres, il me murmurait qu’il n’était jamais trop tard et que le soleil finissait le plus souvent par se lever. C’est justement ce qui m’a permis de rester debout.
Je me suis rappelé qu’il ne fallait pas seulement que je l’écoute, mais que je regarde aussi autour de moi avec ses yeux.
J’ai rêvé de rencontrer l’homme de ma vie. J’ai rêvé d’avoir un enfant avec lui. J’ai rêvé de garder dans ma vie mes plus anciens amis. J’ai rêvé que la très belle relation que j’entretiens avec mes parents dure pour toujours. J’ai rêvé d’avoir un chien. Et des chats aussi. J’ai rêvé de faire la paix avec moi-même, mon passé et mon corps. J’ai rêvé de vivre dans un endroit à mon goût. J’ai rêvé de vivre au bord de la forêt. J’ai rêvé de me marier. J’ai rêvé de voyager. J’ai rêvé de chanter sur scène. J’ai rêvé d’écrire jusqu’à l’aube. J’ai rêvé de ne jamais perdre ma capacité à m’émerveiller. J’ai rêvé de conserver mon empathie et de ne jamais laisser les pensées aigres m’en empêcher. J’ai rêvé d’être une mère aimante et investie. J’ai rêvé de me délester du poids de mes traumatismes. J’ai rêvé de rester solide et droite dans mes valeurs. J’ai rêvé de ne plus avoir la moindre toxicité dans mon entourage. J’ai rêvé de calme et sérénité. J’ai rêvé de mener l’existence que mon cœur me dictait. Et j’y suis arrivée.
Et peu importe si mon quotidien est jalonné de douleurs physiques, que le monde s’est mis à tourner carré, qu’il existe encore certains jours que je préférais oublier. Je regarde la forêt et je me dis que, finalement, j’ai atteint plus de rêves que je n’en ai abandonné, par des chemins de traverse certes, vers des destinations parfois improbables. Je suis reconnaissante de m’aligner avec mes espoirs de gamine. J’ai vécu, survécu, et je vis malgré tout tant de choses pour lesquelles je me sens chanceuse, qui éclairent les matins plus sombres et inévitables.
Je suis volontaire et tenace, il paraît. Je ne sais de toute façon pas faire autrement. Quand je baisse les bras, la mélancolie que je croyais éternelle ne dure plus que quelque temps. Et je reprends le train en marche. Plutôt des remords que des regrets. Il a fallu piétiner mon syndrome de l’imposteur pour me dépatouiller de tout cela, mais il a presque disparu, et n’apparaît désormais que si les voyants sont au rouge. Alors, j’attends qu’ils passent au vert, même si ça suppose de ne rien faire et de regarder le plafond un peu trop souvent.
Et puis, de temps à autre, les rêves changent en cours de route, et c’est très bien comme ça. Si à 20 ans j’avais l’idée fantasque de devenir rock star, je sais aujourd’hui que ce milieu, si j’avais persisté à l’intégrer, m’aurait mise en petits morceaux. L’écriture faisait déjà partie intégrante de cette activité. J’ignorais alors qu’elle se métamorphoserait en objectif. J’ai distillé la musique dans mon quotidien de bien d’autres manières, et, si parfois l’envie de gueuler dans un micro m’effleure, elle s’en va ensuite sans frustration.
J’ai compris aussi qu’il y avait des éteigneurs de rêves. Ces gens qui ne veulent prétendument que notre bien, mais qui glissent des remarques qui nous font sentir indignes et incapables d’y parvenir. Partez sans vous retourner. Il y a bien assez de tempêtes à affronter pour accepter qu’ils nous tirent une balle dans le pied et dans nos espoirs.
Admettre aussi que cela prend du temps, que c’est une course de fond, parfois des montagnes russes, mais qu’il est toujours plus honorable de se rapprocher d’un rêve que de le laisser s’évaporer.
Croire c’est pouvoir. L’histoire nous l’a montré, et pas seulement de la plus jolie des façons. Mais je pense qu’il est possible d’adoucir la société en permettant à chacun d’au moins essayer de construire et de toucher du doigt de belles choses. Celles qui rendent heureux.
Alors, que vous ayez envie de vous mettre à la couture, au piano, à l’écriture, à la pâtisserie. Que vous ayez le souhait de rencontrer la bonne personne, d’avoir une relation réciproque et saine ou au contraire de marcher sans attaches, de sauter en parachute, de grimper le Kilimandjaro, d’obtenir un diagnostic à vos symptômes, de déménager, de changer de boulot, de vous investir dans des causes qui vous tiennent à cœur, d’obtenir justice, commencez par faire le premier pas. Ce sera toujours celui-là le plus difficile.
Qui sait, les rêves pourraient vous entrapercevoir pour se dresser un jour, fiers et droits, devant votre porte, parés de costumes surprenants. Et surtout, ne laissez jamais personne vous dire le contraire. Chaque rêve, même fou, parfois sacrifié, mérite d’être écouté. Peut-être est-ce tout bonnement le seul langage que notre âme a trouvé pour nous parler.
Ode à la jeunesse

Le mois dernier, nous avons tous vu ou vécu de près les examens finaux de nos enfants, de ceux des autres, de ceux qu’on aime, de ceux que l’on côtoie. Et toute l’atmosphère anxiogène qui régnait autour de ça. Ça m’a serré la gorge. Non pas au sujet de leur réussite à un examen. Rater fait partie de la vie, et ce n’est pas l’ouverture ou la fermeture définitives d’un chemin duquel on ne pourra jamais s’extraire.
Ce qui m’a surtout sauté aux yeux c’est « et après ? ».
Je suis née en 1980. J’ai passé mon brevet et j’ai continué ma scolarité dans l’établissement public de secteur. C’était la suite logique, sans prise de tête, sans tensions, sans doutes. C’était juste normal.
Aujourd’hui, des adolescents jouent leur avenir à la loterie. L’un des plus élémentaires des droits des enfants, celui de l’instruction, soumis à des règles que personne ne comprend, avec des décisions aux mains de gens que l’on ne connaît pas. Et peu importe si vocation il y a. Peu importe que l’on ne soit pas né avec les bonnes cartes. Peu importe si l’on se retrouve perdu à 15 ans au milieu d’un protocole scolaire auquel on ne pige rien. On découvre avec violence ce qui est déjà insupportable pour des adultes : la pression. Juste pour pouvoir continuer sur une voie qui nous revient de droit.
Tout ça dans un monde qui s’est mis à tourner à l’envers. Où chacun de nos gestes peut être saisi et diffusé sans notre accord, où la brutalité s’invite jusqu’à nos smartphones, où les discours sont tous contradictoires, où l’on doit s’accepter comme on est, mais pas trop quand même. Être dans la norme, mais être spécial. Où les droits acquis depuis longtemps sont tout à coup remis en question par des responsables politiques qui vivent en dehors des réalités.
Une flopée d’étapes bancales pour les pousser à s’adapter à une société qui se déchire, à une humanité qui se saccage elle-même, à une échelle sociale sur laquelle les barreaux peuvent se briser à tout moment.
Et comme si ce n’était pas suffisant, pour détourner les débats, on incrimine les dernières générations de ne plus vouloir de ce qu’on leur a laissé.
Le climat en vrac, des guerres de partout, des génocides, la montée du fascisme, des écrans qui leur crachent la peur au visage chaque fois que leurs yeux se posent dessus, des perspectives financières et professionnelles réduites comme peau de chagrin, de l’or qui brille plus que les cœurs, un air dangereux à respirer.
On leur ment. On les trahit. Comme ces centaines d’enfants qui vivent chaque jour des violences psychologiques, physiques, sexuelles, et que l’on met plus d’énergie à étouffer ces affaires criminelles qu’à les sauver.
Je suis en colère, je crois. Qu’on cloue ces générations au pilori alors qu’ils font avec ce que leur donne ou ce que l’on ne leur donne jamais. Un rapport aux autres qui n’a jamais autant été marqué par les écarts entre ceux qui ont tout et ceux qui n’ont rien. Du fatalisme, voilà ce qu’on leur transmet. Un vague haussement d’épaules teinté de condescendance au moment où ils parlent enfin. Quand ce ne sont pas des accusations pitoyables sur une prétendue faiblesse de leur part. Pourtant, la liberté d’expression n’est pas réservée aux générations précédentes.
Ce qui heurte l’ego collectif, c’est ce rejet de valeurs que l’on traîne depuis des décennies, voire des siècles, sans plus trop savoir pourquoi, si elles ont un sens, un but, un bénéfice. Si elles ne nuisent à personne. On gobe des concepts qu’on applique à la lettre. C’est moins fatigant que de réfléchir. Et on les transmet au suivant sans plus d’explications.
On aura beau dire que le niveau scolaire s’est dégradé, que les enfants d’aujourd’hui seraient moins débrouillards et futés, ils mettent le doigt où ça fait mal et c’est bien fait pour nous ! Pointer les erreurs des générations passées pour aller vers un bien-être collectif, c’est du bon sens, et ils l’ont bien compris.
Non, ils n’ont pas envie de choisir entre vie privée et vie professionnelle. Non, ils ne souhaitent pas se contenter du minimum qu’impose leur dignité. Non, ils n’envisagent pas d’avoir des enfants si leurs tripes leur disent l’inverse. Oui, ils exigent d’entendre « ce sera mieux après » plutôt que « c’était mieux avant ». Oui, leur santé mentale est un vrai sujet, et elle se dégrade pour bon nombre d’entre eux. Oui, ils nous mettent face à leur réalité et ce qu’ils sont au fond d’eux en dépit des étiquettes qu’on leur a collées sur le front à la naissance. Oui, ils veulent aimer et être aimés loin des préceptes judéo-chrétiens et patriarcaux qui gangrènent encore les relations aujourd’hui. Oui, ils souhaitent sortir de jour comme de nuit en se sentant en sécurité. Oui, ils ont décidé d’être tels qu’ils sont, peu importe leur genre ou leur orientation amoureuse et sexuelle. Oui, ils exigent le respect et la bienveillance, en échange de la leur, mais ne se laissent pas marcher dessus si d’aventure on les contraint à se défendre.
Et quand bien même ils passeraient entre les mailles de ce filet indomptable, pour la plupart, c’est les études en situation de précarité qui les attendent. Au moment où ils devraient recevoir le plus de soutien, le plus de sérénité possible pour atteindre leurs objectifs et les objectifs imposés, on les lâche, et ceci même sur des besoins essentiels, comme la nourriture, le chauffage, le logement, les produits d’hygiène, la santé, la sécurité physique et affective.
On s’étonne ensuite que certains pètent les plombs, se suicident ou abandonnent tout simplement.
Je suis profondément fatiguée d’entendre ma génération et les précédentes incriminer la dernière parce qu’elles ne rentrent pas dans leur moule, moule construit dans des sociétés qui aujourd’hui n’existent même plus. On leur dit qu’ils sont mal éduqués (Par qui au fait ? On se le demande.), qu’ils sont feignants, incultes, vulgaires et j’en passe. On a broyé le système scolaire public, mais on leur ordonne de faire comme si ça n’était jamais arrivé. On leur refuse l’insouciance. On brise leur enfance.
Une chose est certaine, ce n’est pas en les affublant de qualificatifs tous plus péjoratifs les uns que les autres, que leur estime pour nous remontera. Nous sommes responsables du monde qu’ils doivent affronter et dont ils sont la résultante. Ce n’est pas eux qui ont créé internet, les smartphones, ni qui ont détruit l’équilibre de la planète. C’est bien nous. Je crois qu’avant de leur faire des remarques sur leur façon de vivre, on devrait tout d’abord leur faire des excuses. Pardon de n’avoir pas pensé plus loin que le bout de notre nez. Pardon d’avoir vécu comme si demain n’allait jamais exister. Pardon de ne pas nous être battus plus fort pour vous baliser le chemin. Pardon d’avoir refusé d’écouter les avertissements des plus lucides. Pardon d’avoir saisi le capitalisme comme une opportunité au détriment de leur avenir et de leur sécurité. Pardon de ne pas assez avoir lutté pour la paix. Pardon d’avoir ri à des choses insupportables. Pardon d’avoir traîné nos traumas et nos problèmes et de leur demander de porter ce poids pour nous. Juste, pardon.
Pour autant, évidemment qu’ils seront un jour responsables de ce qu’eux laisseront, avec tout son lot de faits et pensées discutables. Mais on devrait être à même leur dire que se remettre en question c’est la clef de tout, parce que, justement, on ne l’a pas fait suffisamment et que les conséquences en sont parfois indélébiles.
Le fossé générationnel est gigantesque, et pourtant, il n’est que le prolongement des premières, la somme d’une addition sociale au travers des décennies. Alors, oui, la responsabilité ne leur incombera jamais entièrement. Après tout, nous essayons tous de survivre avec ce qu’on nous a donné. Et au bout des fils qu’on a tissés, tout est en train de s’effilocher, et c’est eux qui en assument la note très salée.
J’ai énormément d’empathie pour les enfants et jeunes d’aujourd’hui. Parce que je les observe déjà à lutter avec des problèmes qui étaient tout bonnement inexistants pour moi au même âge. Je les vois se débattre avec des peurs légitimes qui ne me frôlaient pas l’esprit. Et pourtant j’étais de celle qui réfléchissait beaucoup trop pour mon âge. Si mon enfance et ma jeunesse ont été aussi teintées d’épreuves, j’ai la chance de pouvoir dire que, malgré tout, j’ai pu rire, m’amuser, profiter, savoir que la société m’offrait de quoi rebondir en cas de difficulté, être parfois insouciante loin des regards jugeants et stigmatisants.
Il est de notoriété publique qu’on règle la plupart des problèmes par le fait de collaborer pour les solutionner. Mais, étrangement, ce principe s’arrêterait au domaine transgénérationnel. La société nous a programmés pour ne pas que l’on ne se comprenne parce que ça a toujours été comme ça.
Alors, en toute objectivité, on pourrait peut-être leur foutre la paix cinq minutes, et ainsi leur donner la chance de nous prouver qu’ils sont capables de faire mieux que nous. Pas pire, ce serait déjà beaucoup en réalité.
Délestons les de nos propres angoisses, laissons les profiter de ces années de légèreté si fugaces, offrons-leur ce qu’on nous a offert ou à défaut ce qu’on aurait aimé avoir. Et pour cela, cessons de véhiculer des clichés désobligeants à leur encontre.
Dans pas si longtemps, c’est eux qui feront tourner le monde. Et il sera beaucoup plus joli si on leur prodigue de la bienveillance, de la confiance, de l’empathie, du dialogue, mais aussi nos plus sincères encouragements. Pour que le fossé générationnel ne soit plus jamais un prétexte à la malveillance et la domination.
La population qui souffre actuellement le plus, et cela, mondialement, reste toujours les enfants, jusque dans le cercle familial. Tant qu’on ne le prendra pas en considération, on répétera les mêmes erreurs inlassablement.
Alors, et cela même si l’on se sent dépassé, impuissant, il est encore possible, qu’ils aient 4, 14 ans ou 20 ans, de simplement les écouter. N’oublions pas qu’élever des enfants, c’est les tirer vers le haut, et que notre responsabilité demeurera, quoi qu’on en dise, de les protéger. Et ça inclut parfois de les protéger de nous pour leur donner envie, enfin, d’avancer dans une société où ils se sentiront bien.
©Vanessa Covos Autrice
À mon corps défaillant

J’ai longuement hésité à écrire cette chronique. Car elle est très personnelle, très délicate, et que j’ignorais si j’avais envie de l’associer à mon activité d’autrice.
Mais à bien y réfléchir, il y a fort à parier que, sans cette partie de moi, mes écrits ne seraient pas ce qu’ils sont. Peut-être même qu’ils n’existeraient pas. Que j’aurais relégué cet amour de l’écriture dans un tiroir poussiéreux de mon passé, sans jamais me retourner !
Alors j’ai décidé d’être transparente et d’assumer ce que certains pourraient en penser négativement ou de travers. Il y a toujours des personnes pour qui mes explications semblent avoir été dites dans une autre langue. Car cela leur paraît tellement loin de leur réalité, qu’ils sont inaptes à en capturer l’essence.
Je suis ce qu’on appelle une douloureuse chronique, porteuse de handicaps invisibles. Il faut très bien me connaître pour saisir ce qu’il se passe dans mon corps quand on est face à moi. Principalement parce que j’ai acquis une gestion de la douleur assez élevée. Et aussi, car si je décide de sociabiliser, c’est que ce jour-là, je m’en sens capable (ce qui n’est pas toujours le cas. La douleur est d’une sournoiserie sans nom, et débarque quand bon lui semble).
Je ne vais pas vous relater tout mon dossier médical, mais pour une vision globale, je suis atteinte de fibromyalgie, d’endométriose, d’un syndrome inflammatoire intestinal, de nombreux désordres endocriniens, et d’autres sous-pathologies.
Cela fait 18 ans maintenant que la douleur est présente, chaque jour, sans exception. Dont certains pendant lesquels, malgré elle, j’arrive à prendre de la distance. Puis d’autres, où elle me coupe l’herbe sous le pied, décidant unilatéralement du contenu de ma journée.
18 ans c’est excessivement long. Surtout quand on passe par des périodes importantes d’errance médicale. Encore plus si l’on a le malheur de croiser les mauvais soignants, soit dénués d’empathie, soit incompétents, soit les deux.
Comme dirait mon extraordinaire docteure traitante, je suis quelqu’un de volontaire. Je n’ai jamais cessé de chercher des solutions et des réponses. Et pour la plupart, j’ai fini par les trouver, en dépit des discours assassins à base de « c’est dans votre tête », « c’est psychiatrique », « vous n’avez rien ». Pour rappel, il faut en moyenne 7 ans à une femme pour obtenir un diagnostic officiel d’endométriose. J’ai eu la chance que ça aille beaucoup plus vite pour cette pathologie, simplement parce que j’étais déjà suivie de près par des soignants avec qui la confiance est réciproque.
L’errance médicale est une violence médicale. Il n’y a pas d’autres mots pour la définir. Perdre du temps est une chose, mais investir l’énergie que l’on n’a pas et gagner en inconfort, c’est tout bonnement insupportable.
Je mentirai en disant que je n’ai pas aussi navigué dans le creux de la vague. Je n’ai pas assez de doigts pour compter les instants de désespoir et de détresse, impuissante face à mon propre corps, contrôlée par celui-ci. Je l’ai détesté. Longtemps. De me faire vivre un enfer pareil, de me priver des choses simples, d’éloigner ceux dont ça dépassait la compréhension et l’entendement (aucun regret ceci étant, l’univers sait faire le tri nécessaire pour chasser la toxicité et c’est très bien ainsi.).
À la croisée des chemins, on se retrouve à gérer simultanément sa santé physique et mentale. L’une impactant l’autre et vice versa. Et parfois, on finit par penser que, si la vie s’arrêtait maintenant, ce ne serait pas si grave, qu’on a bien souffert pour plusieurs siècles.
J’ai longtemps nagé à contre-courant, en sautant par-dessus les vagues de douleurs, sans jamais y arriver vraiment.
Puis, épuisée, je me suis enfin laissée porter, flottant à la surface, sans résistance.
Il y a tout un tas de choses que je peux contrôler. Comme mon alimentation (très restrictive et jonchées d’intolérances et d’allergies), mon hygiène de vie (même si je ne suis pas parfaite, mon dernier vice étant la cigarette), le choix des personnes qui m’entourent (aucun intérêt à endurer des relations quand on subit déjà la violence dans son propre corps), ma façon de répondre aux événements, m’accrocher à mes passions en dépit de tout.
Malheureusement, et bien que l’expérience soit là, je ne peux pas choisir comment mon corps réagira. Autant il m’arrive d’en trouver l’explication (un petit coup de stress, une insomnie, le froid, la chaleur, la fatigue, ou d’avoir tiré trop sur la corde.), autant tous les feux peuvent être au vert, je peux me sentir détendue, et me faire faucher injustement par la douleur.
Cette dernière est une voleuse. Elle prend les meilleurs moments pour en faire de mauvais, elle prend les mauvais pour les compliquer davantage, sans préavis, sans avertissement, sans me demander mon consentement.
La frustration est immense, quand on est là, motivé à s’immerger dans des choses qui nous rendent vivant, à voir les gens qu’on aime, et qu’elle vient nous subtiliser ça d’un revers de main. Ou qu’elle tente de nous arracher le peu de forces nécessaires qu’il nous reste pour affronter les épreuves.
Des années pour accepter de collaborer avec elle. « Tu me mets KO, très bien, on arrête tout ! ». Une demi-heure, une journée, une semaine. Parce que, plus je la défie, plus elle me punit. Et cela ne fait que repousser mon élan vers la vie.
Aujourd’hui, je passerai peut-être ma soirée à écrire. Comme hier, je n’ai pas pu le faire tellement la station assise était pénible et l’épuisement qui l’accompagnait, lourd à porter. Et ce n’est pas grave. Je ne veux plus que ce soit grave.
Pour la bonne raison que c’est elle qui me rend encore plus tenace à faire aboutir mes projets. C’est une sorte de revanche d’arriver à un résultat de personne valide quand on ne l’est pas. Même s’il faut se battre trois fois plus fort.
Parfois, je la filoute. Elle est là, et je l’enferme loin. Elle crie dans le vide, pendant que j’écris et que mon esprit est monopolisé par les mots et les lettres. Elle gagne toujours. Face à tant d’indifférence, elle joue des coudes. Mais j’ai obtenu un peu de temps et d’espace pour l’oublier et ensuite je suis prête à écouter ce qu’elle a à me dire.
Rien, absolument rien, n’est adapté à la douleur chronique. Parce que c’est subjectif pour les autres, parce que c’est perpétuellement impromptu, parce qu’on le cache sûrement beaucoup aussi. Rares sont les moments où la normalité s’invite, on préfère l’occulter aux yeux du monde plutôt que d’avoir encore à l’expliquer, et pour la moitié des fois, en vain.
Très peu sont ceux qui me voient au fond du trou, les cernes jusqu’aux chevilles, livide, les cheveux en bataille, peut-être même avec une sorte de désespoir dans le regard. Chaque crise est un traumatisme supplémentaire, on a à peine pu s’en relever, qu’une nouvelle se pointe.
Si j’ai traîné à me remettre corps et âme dans l’écriture, c’était par peur panique de constater que je ne pourrais jamais y arriver. Que toutes ces pathologies remplissaient déjà ma vie jusqu’à pousser les murs, et qu’il n’y avait pas de place pour autre chose.
Pour cela, je dois vraiment remercier ceux et celles qui y ont cru avant moi. Que j’étais encore capable de créer et de le faire correctement ! Il faut avouer que mon cœur et mon corps malmenés ont tellement de choses à dire. Et ce n’est que le commencement.
18 ans pour apprivoiser la bête affamée, et arrêter de la détester. Mon corps n’a pas choisi non plus, il se débrouille avec ce qu’on lui a donné, des défaillances qu’il ne pourra jamais complètement colmater, un système nerveux radicalement paranoïaque au même titre que son pote le système immunitaire. Il paraît qu’il n’existe pas de service après vente pour ce genre de dysfonctionnements.
Mais sans ces courts-circuits, il y a tellement de choses que je n’aurais pas vécu, tellement de sincérité qui n’aurait jamais émergé, tellement de remises en question qui n’auraient pas eu lieu, que je serai tout autre. Pas forcément moins bien, mais une version probablement moi combative, moins curieuse, moins créative.
Alors, si mon corps est certes un colocataire trop bruyant avec une tendance à trop parler et s’écouter, je sais qu’il se bat chaque jour pour ses intérêts, même s’il le fait avec fracas. Je le remercie aussi de m’avoir laissée avec tout ça, assez de présence mentale pour pouvoir encore imaginer de jolies histoires.
Je ne cours plus après l’impossible, l’espoir de guérison n’existe pas pour certaines pathologies. J’ai fini le deuil d’une vie sans douleurs, cet avenir-là ne viendra jamais, et s’y accrocher était une perte de temps et un déclencheur de tristesse. Je me contente de conduire au mieux ce véhicule que je n’ai pas choisi et d’en tirer le meilleur parti.
À vous qui croiserez la route de personnes dans ma situation, écoutez sans juger. On ne vous demande pas de solutions, croyez bien qu’on les a probablement toutes essayées, mais juste l’acceptation d’un fait qui fait partie de nous à chaque instant. Je reviendrai certainement sur ce point dans une autre chronique.
J’emporte mes cicatrices et mes plaies béantes avec moi chaque jour. J’ai cessé de les traiter comme des indésirables et décidé de les considérer telles des colocataires surprenantes et souvent agaçantes, mais dont le lien est indéfectible.
Et c’est en accueillant toutes ses parts de moi, qu’enfin, ma main s’est de nouveau agrippée à l’écriture, et pour cela, je suis reconnaissante envers mon corps défaillant.
© Vanessa Covos Autrice
Mes vies rêvées

Vouloir faire et être tellement de choses, et devoir faire des choix. Peut-être que nous ne sommes pas tous ainsi ? Certains décident du chemin le plus évident pour eux, comme ça, dès le plus jeune âge. Parce qu’il y a des rêves si grands qu’ils prennent toute la place et qu’aucun doute ne saurait contrecarrer cet objectif.
Ce n’est pas mon cas. Au même titre que j’ignore le syndrome de la page blanche, à la façon dont certains ne savent pas comment se taire, je ne sais pas comment ne pas écrire. Alors, choisir…
J’aurais voulu être institutrice, marquer les jeunes esprits, les aider à gravir ce que de leur hauteur paraît parfois insurmontable, leur enseigner qu’échouer c’est avant tout apprendre, et qu’apprendre c’est contempler un monde beaucoup plus vaste.
J’aurais voulu être vétérinaire, pour donner ma voix à ceux qui n’en ont pas. Pour soulager leurs douleurs sourdes, les faire traverser calmement les affres de la vieillesse, les réconforter quand ils n’ont plus personne, essayer de les sauver même quand tout a l’air désespéré, étancher la soif de questions de ceux qui les aiment, et leur tendre un mouchoir quand ils les quittent.
J’aurais voulu être primatologue et prendre la suite de Dian Fossey dans les montagnes rwandaises ou être l’apprentie de Jane Goodall. Secourir nos lointains cousins de la folie des hommes, leur prouver que certains d’entre nous en valent encore la peine, enlacer les plus malmenés comme on porte un enfant, préserver ce qu’il reste d’eux et de nous dans leur nature sauvage.
J’aurais voulu être psychologue, et sonder l’esprit des âmes perdues qui auraient eu le courage de franchir ma porte. Leur donner des conseils qui changent tout, écouter ce qu’ils n’ont jamais osé dire à personne, les regarder réapprendre à déguster les plaisirs du quotidien, les soutenir quand ils luttent avec leurs plus noirs démons.
J’aurais voulu être médecin et aussi chirurgienne. Réparer les corps meurtris, diminuer leurs maux entêtants, leur tendre une main compatissante. Les croire, toujours.
J’aurais voulu être une rock star. Fouler la scène devant un auditoire indistinct, éblouie par les projecteurs, sentir la liesse s’emparer de la fosse, crier mes espérances et ma mélancolie, laisser les vibrations remonter dans mon dos, effleurer les cordes d’une légendaire guitare et faire de mon trac une force motrice.
J’aurais voulu être une grande cheffe étoilée. Offrir du bonheur aux papilles, car on sait bien qu’elles sont reliées au cœur, émincer les mets les plus délicats, me brûler le bout des doigts sur le bord des plats, être constamment sous adrénaline, choisir ce savoir-faire éphémère pour renouveler des œuvres de toutes les couleurs.
J’aurais voulu être artiste peintre. Me sentir étourdie par l’odeur de térébenthine, porter toutes les nuances de ma palette sur mes mains et mon visage, rester contemplative des heures durant pour capturer l’essence d’un paysage, oublier le temps à chaque frénésie créatrice.
J’aurais voulu être profileuse et explorer les esprits les plus sombres. Me confronter au mal pour essayer de faire le bien, rentrer dans leur logique déviante, les comprendre pour mieux les débusquer, les attendre pour mieux les trouver.
J’aurais voulu être avocate, et j’ai même fait semblant de tenter de le devenir. Porter l’étendard des nobles causes et donner à la justice la légitimité qui lui revient de droit.
J’aurais aimé être sage-femme, et voir la vie apparaître à chaque naissance comme un miracle. Accompagner les mères dans cet instant tellement ambivalent et les rassurer sur leurs doutes et leurs désespoirs.
Je pourrais continuer cette liste des pages durant, sans me lasser.
Et puis, finalement, une seule chose est restée, défiant le temps et les années, qui m’a permis et me permet toujours de voyager dans toutes ces dimensions intérieures : l’écriture.
Alors j’ai choisi de ne pas choisir et de raconter comment mon imagination m’emmenait où la réalité avait parfois oublié de me déposer. Et c’est encore plus phénoménal. Les limites n’existent pas. Et si de temps à autre ça me donne un peu le vertige, une journée sans créer reste une journée perdue.
À toutes mes vies rêvées. Les plus folles, les plus sages, les plus magiques, fantastiques, humaines, déchirantes, horrifiantes, amusantes, révoltantes… Elles continueront toujours de s’épanouir sous ma plume.
© Vanessa Covos Autrice

Amitiés et autres compléxités
Comme tout a chacun, j’ai longtemps espéré que l’amitié, une fois bâtie sur ce qui me semblait être de solides fondations, était inébranlable. Que la loyauté, dont je ne pensais avoir aucun mal à comprendre les mécanismes, suffisait pour que des relations enthousiastes perdurent au travers des années, voire des décennies. J’ai trop souvent imaginé aussi que, si l’on tournait les talons, il y avait eu fatalement dans mon attitude quelque chose dont j’étais pleinement responsable, et que, de fait, je méritais ce dédain et cette indifférence.
Si tout se passe au mieux et que l’univers m’offre le privilège de connaître mes vieux jours, je suis à la moitié du chemin (déjà un peu plus peut-être, mais ne chipotons pas), donc autant d’années écoulées que celles qui m’attendent. Et ces dernières, j’aurais voulu prévenir cette ancienne version de moi de ne pas s’encombrer de relations qui ouvrent régulièrement des plaies déjà indélébiles. Que pour cela, il n’est pas nécessaire d’avoir recours aux conflits et aux portes qui claquent pour prendre dignement le large. Qu’en réalité, quand on échappe au contrôle, qu’on lâche la barre, et qu’on se laisse doucement flotter, les choses finissent par parler d’elles-mêmes.
Mais qu’il est difficile de sentir glisser les mains que l’on tenait depuis longtemps. Qu’il est violent de constater qu’on est seul à s’y agripper ! Qu’il est impitoyable de découvrir parfois les plus viles rancœurs et médisances cachées sous l’intimité ! Qu’il est décevant de réaliser qu’en fait, l’unique personne envers qui l’on a manqué de loyauté, c’est nous-mêmes !
Chaque blessure infligée par un être de confiance est un affront à nos propres valeurs. Comment accepter la jalousie quand on congratule sincèrement en retour ? Comment ne pas avoir le cœur qui se serre quand notre nom chute tout en bas d’une liste de priorité ? Comment se taire quand les flagrants délits de mensonge nous sautent aux yeux ? Comment dire non, sans craindre d’être brutalement obligé vers le oui, parce que, jusqu’alors, nous ne savions pas exprimer autre chose ?
Et puis, un jour, on croise son miroir et on découvre que celui qui s’y reflète, c’est celui qu’on a le plus souvent trahi. Soit on s’y habitue en prenant le risque de se perdre, soit on décide d’enfin être fidèle à la seule personne avec qui l’on passera l’éternité.
Le signal émotionnel est clair. Quand le pont de l’amitié entre deux êtres se brise, si, en dépit de la tristesse, la déception, le deuil, le ressentit le plus fort est celui du soulagement, on sait probablement qu’il était nécessaire que cette cassure existe. Qu’à force de vouloir réparer seul un édifice en ruine, les mains dans le ciment, sous le regard de quelqu’un qui n’a pas l’intention de ne porter ne serait-ce qu’une brique pour éviter qu’il ne s’écroule comme un château de cartes, on finit par y croire très fort. Croire qu’on ne mérite pas de traverser une crise passagère bras dessus bras dessous, pour en ressortir avec un pont neuf, solide, et sécurisé.
Quelle ne fut pas ma désillusion quand je constatais que, parfois, j’avais été un produit de consommation comme un autre. Et qu’un contrat fort symbolique était résilié comme un vulgaire abonnement. Société de consommation dont nous sommes apparemment les premières marchandises.
Je ne suis pas une amie parfaite. Personne ne l’est. Je ne transige pas avec bon nombre de valeurs. Je me fiche d’être populaire ou appréciée par la majorité. Je suis obsessionnelle quand il s’agit de mes rêves à atteindre. Je me réfugie souvent dans mon antre, car je ne survivrai pas à une vie sociale débridée. Je manque de filtres, parce que j’aime avant tout être factuelle. Pour autant, je suis trop patiente et je rumine mes colères intérieures, espérant secrètement que l’autre se rendra compte de la stupidité de certaines situations. Je refuse désormais de courir après quelqu’un pour obtenir son attention, et cet acte à lui seul a suffi à déstabiliser bon nombre de relations. Si l’on y ajoute des parts atypiques de ma vie, le tri finit inexorablement par se faire.
Je ne suis pas parfaite, mais je suis avant tout humaine. Bien évidemment, chaque rupture amicale, et bien plus que les amoureuses je crois, m’a heurtée violemment. En sortir indemne est une chimère. Ce tiraillement intérieur entre le besoin primal d’être accepté, et le désir puissant d’être fidèle à soi-même. Et pourtant, je ne regrette rien. Je ne serais pas là où je suis, comme je suis, sans ces blessures.
En venir à ce constat également : il y a des personnes qui méritent quelques souplesses et d’autres, non. Des choix, encore et toujours. Et l’envie de fermer la porte avant qu’un sentiment haineux ne remplace la désillusion.
Dans chacune de ces situations, je me suis levée pour moi. Pour la vie que je souhaite mener, pour les gens que je veux aimer, pour ma conscience malmenée. Ça vaudrait presque tout l’or du monde. Être soi-même à un prix, devenir le reflet de ceux qui n’y arrivent pas.
Mais là, au bout du chemin, une lumière. Plus j’avance, plus elle grandit. Elle est douce, chaude, apaisante. Elle s’appelle sérénité. Et elle devrait être accessible au plus grand nombre.
Non, aucune affection ne doit nous coûter notre paix intérieure. Qu’elle soit faite de cris, ou de silences assourdissants tout aussi douloureux. Lever l’ancre enfin, sans heurts, et suivre l’horizon. Parce qu’il y a toujours un avenir qui nous attend, fait de rencontres surprenantes, et d’amitiés improbables. Parce que la qualité vaut mieux que la quantité, et qu’on devrait appliquer cette maxime avant tout à nos relations humaines.
Alors, s’il faut voguer quelque temps en solitaire, les embruns claquant sur mon visage, face au soleil, j’embarquerai sans hésiter. Qui m’aimera, verra.
©Vanessa Covos Autrice
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