
Amitiés et autres compléxités
Comme tout a chacun, j’ai longtemps espéré que l’amitié, une fois bâtie sur ce qui me semblait être de solides fondations, était inébranlable. Que la loyauté, dont je ne pensais avoir aucun mal à comprendre les mécanismes, suffisait pour que des relations enthousiastes perdurent au travers des années, voire des décennies. J’ai trop souvent imaginé aussi que, si l’on tournait les talons, il y avait eu fatalement dans mon attitude quelque chose dont j’étais pleinement responsable, et que, de fait, je méritais ce dédain et cette indifférence.
Si tout se passe au mieux et que l’univers m’offre le privilège de connaître mes vieux jours, je suis à la moitié du chemin (déjà un peu plus peut-être, mais ne chipotons pas), donc autant d’années écoulées que celles qui m’attendent. Et ces dernières, j’aurais voulu prévenir cette ancienne version de moi de ne pas s’encombrer de relations qui ouvrent régulièrement des plaies déjà indélébiles. Que pour cela, il n’est pas nécessaire d’avoir recours aux conflits et aux portes qui claquent pour prendre dignement le large. Qu’en réalité, quand on échappe au contrôle, qu’on lâche la barre, et qu’on se laisse doucement flotter, les choses finissent par parler d’elles-mêmes.
Mais qu’il est difficile de sentir glisser les mains que l’on tenait depuis longtemps. Qu’il est violent de constater qu’on est seul à s’y agripper ! Qu’il est impitoyable de découvrir parfois les plus viles rancœurs et médisances cachées sous l’intimité ! Qu’il est décevant de réaliser qu’en fait, l’unique personne envers qui l’on a manqué de loyauté, c’est nous-mêmes !
Chaque blessure infligée par un être de confiance est un affront à nos propres valeurs. Comment accepter la jalousie quand on congratule sincèrement en retour ? Comment ne pas avoir le cœur qui se serre quand notre nom chute tout en bas d’une liste de priorité ? Comment se taire quand les flagrants délits de mensonge nous sautent aux yeux ? Comment dire non, sans craindre d’être brutalement obligé vers le oui, parce que, jusqu’alors, nous ne savions pas exprimer autre chose ?
Et puis, un jour, on croise son miroir et on découvre que celui qui s’y reflète, c’est celui qu’on a le plus souvent trahi. Soit on s’y habitue en prenant le risque de se perdre, soit on décide d’enfin être fidèle à la seule personne avec qui l’on passera l’éternité.
Le signal émotionnel est clair. Quand le pont de l’amitié entre deux êtres se brise, si, en dépit de la tristesse, la déception, le deuil, le ressentit le plus fort est celui du soulagement, on sait probablement qu’il était nécessaire que cette cassure existe. Qu’à force de vouloir réparer seul un édifice en ruine, les mains dans le ciment, sous le regard de quelqu’un qui n’a pas l’intention de ne porter ne serait-ce qu’une brique pour éviter qu’il ne s’écroule comme un château de cartes, on finit par y croire très fort. Croire qu’on ne mérite pas de traverser une crise passagère bras dessus bras dessous, pour en ressortir avec un pont neuf, solide, et sécurisé.
Quelle ne fut pas ma désillusion quand je constatais que, parfois, j’avais été un produit de consommation comme un autre. Et qu’un contrat fort symbolique était résilié comme un vulgaire abonnement. Société de consommation dont nous sommes apparemment les premières marchandises.
Je ne suis pas une amie parfaite. Personne ne l’est. Je ne transige pas avec bon nombre de valeurs. Je me fiche d’être populaire ou appréciée par la majorité. Je suis obsessionnelle quand il s’agit de mes rêves à atteindre. Je me réfugie souvent dans mon antre, car je ne survivrai pas à une vie sociale débridée. Je manque de filtres, parce que j’aime avant tout être factuelle. Pour autant, je suis trop patiente et je rumine mes colères intérieures, espérant secrètement que l’autre se rendra compte de la stupidité de certaines situations. Je refuse désormais de courir après quelqu’un pour obtenir son attention, et cet acte à lui seul a suffi à déstabiliser bon nombre de relations. Si l’on y ajoute des parts atypiques de ma vie, le tri finit inexorablement par se faire.
Je ne suis pas parfaite, mais je suis avant tout humaine. Bien évidemment, chaque rupture amicale, et bien plus que les amoureuses je crois, m’a heurtée violemment. En sortir indemne est une chimère. Ce tiraillement intérieur entre le besoin primal d’être accepté, et le désir puissant d’être fidèle à soi-même. Et pourtant, je ne regrette rien. Je ne serais pas là où je suis, comme je suis, sans ces blessures.
En venir à ce constat également : il y a des personnes qui méritent quelques souplesses et d’autres, non. Des choix, encore et toujours. Et l’envie de fermer la porte avant qu’un sentiment haineux ne remplace la désillusion.
Dans chacune de ces situations, je me suis levée pour moi. Pour la vie que je souhaite mener, pour les gens que je veux aimer, pour ma conscience malmenée. Ça vaudrait presque tout l’or du monde. Être soi-même à un prix, devenir le reflet de ceux qui n’y arrivent pas.
Mais là, au bout du chemin, une lumière. Plus j’avance, plus elle grandit. Elle est douce, chaude, apaisante. Elle s’appelle sérénité. Et elle devrait être accessible au plus grand nombre.
Non, aucune affection ne doit nous coûter notre paix intérieure. Qu’elle soit faite de cris, ou de silences assourdissants tout aussi douloureux. Lever l’ancre enfin, sans heurts, et suivre l’horizon. Parce qu’il y a toujours un avenir qui nous attend, fait de rencontres surprenantes, et d’amitiés improbables. Parce que la qualité vaut mieux que la quantité, et qu’on devrait appliquer cette maxime avant tout à nos relations humaines.
Alors, s’il faut voguer quelque temps en solitaire, les embruns claquant sur mon visage, face au soleil, j’embarquerai sans hésiter. Qui m’aimera, verra.
©Vanessa Covos Autrice
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